Le dernier métro

 

Le dernier métro

 

Tu as pris le dernier métro, Lénaïck …
Sur le quai, nous restons seuls à regarder s’enfoncer la rame
Qui t’emmène dans le long tunnel noir,
Pour une station à jamais lointaine…

Dehors, Place d’Italie,
Le ballet des voitures a repris
Avec le même concert strident de klaxons et de sirènes …
Le grondement sourd du « périph’ » continue de parvenir à nos oreilles,
Murmure incessant de la vie …

Au Kremlin-Bicêtre, rue de la Convention,
Le cordonnier a peut-être ouvert sa boutique,
Baignée d’un soleil matinal de banlieue,
Tandis qu’à Villejuif, derrière les hauts murs de l’H.P.,
Les malades du pavillon 13, enfouis sous leurs draps,
S’agrippent à leurs chimères et entament une nouvelle journée de délires.

Pourtant, ce matin, dans le ciel de PARIS qui s’éveille,
La Tour Eiffel a pris un air penché …
Sur la Seine, les bateaux-mouches transportent leur cargaison d’ombres
Qui s’inclinent sous des ponts devenus trop bas …
Dans le lointain, la Butte de Montmartre émerge à peine des nuages,
Encore assoupie des plaisirs de la nuit.

IL NE NOUS ETAIT PARIS QUE DE TOI, Lénaïck
Avec toi, nos souvenirs se sont endormis
Et nos pas pour longtemps engourdis …
Nous n’irons plus au Bois, les tilleuls sont rabougris et noircis …
Au Théâtre de la Grande Ourse, Parc des Tuileries,
Les rideaux sont tombés sur l’Auberge du Lapin Blanc
Où Guignol a cassé son bâton et brisé le rire des enfants …
Les manèges de la Foire du Trône se sont figés
Et les camelots restent sans voix :
Seul un train-fantôme parcourt les allées désertes.
Dans le Jardin du Luxembourg, l’eau des bassins
N’est plus troublée par les croisières enfantines.
Les pigeons, eux-mêmes, ne viennent plus picorer à nos pieds
Et s’envolent effarouchés …
Au Zoo de Vincennes, tout comme au loin, dans le parc de Thoiry,
Les fauves restent tapis dans leurs cages.
Sur le Forum des Halles, les tam-tams des rastas se sont assourdis,
Tandis que, Place de la Bastille, où les flonflons et les lampions s’éteignent,
Les pétards ne crépitent plus sous le ciel embrasé du 14 juillet …
Place Beaubourg, les saltimbanques ont plié leurs tréteaux
Et les orchestres se sont tus …

Porte de Pantin, enfin, l’ « Aigle Noir » a refermé ses ailes et son piano.
Dans la salle vide où rôde l’ « Homme-en-habits-rouges »,
Les petites flammes des briquets se sont éteintes …

DIS, QUAND REVIENDRAS-TU ?...

« Rappelle-toi … BARBARA !... »

Ce soir-là, sous les projecteurs, un petit bout de femme aux cheveux d’ébène se tordait
Dans sa longue robe noire, devant des milliers d’yeux fascinés, envoûtés,
Devant les tiens qui brillaient, ce soir-là, à l’écoute de cette voix-sœur,
Dont les accents te parlaient au cœur …

Rappelle-toi, ce soir-là :
IL PLEUT SUR NANTES …
AU PETIT BOIS DE ST AMAND …
A GÖTTINGEN … UNE PETITE CANTATE …
MA PLUS BELLE HISTOIRE D’AMOUR …

L’Aigle écorché criait sa plainte et rejoignait la tienne
Qui s’étouffait dans ta gorge nouée :
MES INSOMNIES … LE MAL DE VIVRE …
JE SUIS SEULE … LA MORT …

Dans les chœurs de la foule que nous restitue cette bande magnétique trop usée,
Je tente en vain de discerner ton visage et ta voix :
VOILA COMBIEN DE JOURS, VOILA COMBIEN DE NUITS
VOILA COMBIEN DE TEMPS QUE TU ES REPARTI-E ?
DIS, QUAND REVIENDRAS-TU ?
DIS, AU MOINS LE SAIS-TU ?…….

Plus loin, de l’autre bout de l’Armor, nous parvient la mélodie
De la harpe celtique de Brocéliande : CELTE FONTAINE, PARADIS HYDROMEL …
Mais, ce soir, les notes cristallines qu’égrènent les doigts du barde le long des cordes
Ressemblent aux cris d’une mouette blessée qui s’enfonce sous des vagues d’écume …
Sur la lande du Ménez-Du, couverte de genêts et d’ajoncs,
L’Ankou ricane au milieu des aboiements des chiens et des hurlements des korrigans,
Tandis que pleurent les ardoises du Pouldu …
GRALL aussi, tu le sais, a quitté Botzulan …
Peut-être le croiseras-tu, Lénaïck, sur son cheval fou,
Couché dans les flots verts de Cornouaille,
Nageant vers la ville d’Ys où l’attendent le bon roi Gradlon et Dahut la blonde …

A Plogonneg, enfin, à l’ombre du vieux clocher de granit,
Nous continuons d’apercevoir ton sourire au milieu des hortensias bleus de l’été …
Sur le chemin de Locronan, Jaklin et Yann-Ber nous parlent encore de leurs vieilles pierres
Avec le même ton que tu prenais pour nous parler de Kemper …

Est-ce bien tout ce que tu nous laisses,
Depuis tes premiers pas dans l’herbe haute du « Bourg-Nou »
Où nous roulions ensemble sous la tente rapiécée et moisie
Qui abritait nos jeux et nos querelles ?
Dans le vieux tipi de la prairie, tu étais « Chouette-Mama » et j’étais (déjà ?!) « Aigle-Noir » !
Te souviens-tu encore des parfums et des liqueurs
Que nous confectionnions en secret ? …
Depuis nos folles Courses vers le Tertre, d’où tu revenais la robe déchirée,
Serrant contre toi ta mallette précieuse ?
Depuis les mornes jours passés sous le regard ombrageux des bigotes de la rue d’Avénières,
Avant de te retrouver à la Fac, où nous arpentions ensemble
Les couloirs bruissant de slogans et d’affiches ? …

Tu as pris le dernier métro, Lénaïck …
Mais notre train à nous continue sa route et ne croisera plus ton chemin
Que sur le quai brumeux des souvenirs …
A la Gare Montparnasse, désormais, il nous faudra bien faire sans toi
Et ne plus te retrouver comme avant, perdue dans le hall immense,
Où nous disparaissions ensemble, avant d’être engloutis dans la foule et les bruits de la Ville.
Il nous sera facile pourtant de mettre nos pas dans les tiens,
Même si nous n’aurons plus à traverser la rue
Pour te rejoindre sur le trottoir
D’où tu continues à nous faire signe …

Mais, vite ! Les portes du métro se referment en claquant d’un coup sec,
Le signal lugubre du départ retentit sous la voûte souterraine,
Tu disparais à toute allure, derrière les vitres floues du wagon,
Sans même avoir le temps de nous crier ta nouvelle adresse,
Alors que nous venions tout juste de commencer à te parler …

PARIS redevient ce soir la grande ville peuplée d’ombres et de fantômes
Que tu avais su dissiper …
Il nous faut repartir tristement dans l’autre sens et prendre une autre ligne,
Celle de la Vie qui nous appelle et qui, déjà, n’est plus la tienne …

Topette ! à plus tard… où tu voudras …



Bonchamp-lès-Laval, 3 juin 1984

M.F.

 
En écho:
Francis Cabrel
"C'était l'hiver dans le fond de son cœur..."