Il neige dans la nuit

 

Il neige dans la nuit (*)

 

La tête éclatée et le cœur meurtri,
je sens monter en moi
les balbutiements d’un délire charriant les fantômes d’une épaisse nuit.

J’avance en titubant sous l’orage qui s’approche ;
sans le moindre éclair, le tonnerre frappe à la porte de mon cerveau
comme un gong assourdissant.
Je chavire sous les assauts de vagues déchaînées
qui me laissent pantelant sur le rivage de mes pensées noires.
Peu à peu, l’obscurité envahit les pièces où je me traîne,
un lourd boulet aux pieds, tel un forçat condamné à ne plus jamais revoir le jour.

Pourquoi maintenant, pourquoi aujourd’hui
est-elle revenue la tigresse aux doigts crochus qui s’agrippent à mes épaules ?
Elle est entrée à nouveau, sans prévenir, sur ses pattes rugueuses,
avant de bondir pour me sauter à la gorge.
Pourquoi souffrir encore de ce mal insidieux,
tapi dans l’ombre, jamais vaincu et toujours prêt à dévorer sa proie ?
Pourquoi endurer une nouvelle fois l’invasion de cette folie tyrannique et destructrice ?

Le soleil des beaux jours semble à jamais éteint
et les visages du bonheur pour toujours enfuis.
Les jours s’enchaînent, peuplés du morne ennui de longues errances sans fin ni quête.
Ma tête se cogne aux murs qui se rapprochent et m’encerclent.
Des mots insensés et des phrases confuses s’entrechoquent
et sortent de ma gorge embourbée.
Des spasmes de sanglots s’étouffent sur mes lèvres cousues par l’angoisse.
Les miroirs croisés le long des couloirs
me renvoient l’image d’un faune hirsute, au visage hébété,
dévoré d’un rictus monstrueux.
De temps à autre, je me fige dans une contemplation de cet autre moi-même
avec lequel je tente en vain de converser.
Bientôt saisi d’effroi à la vue de cette créature surgie d’une autre planète,
je détourne vivement le regard et reprends mon parcours de pantin mécanique,
ponctué de gémissements et de soupirs.

A peine assis en un endroit, je me dirige aussitôt vers un autre siège,
que j’abandonne bien vite en partance pour une nouvelle halte.
Que de kilomètres parcourus en l’espace d’une journée stérile et vide !
Que de contrées traversées sans attrait ni bienfait !
Tous les paysages et les climats se diluent
dans le magma de souvenirs pesants et sans saveur :
La chaleur de l’Orient tout comme la fraîcheur des montagnes ont perdu leurs mirages.
Les jeux des enfants tout comme les caresses de l’amour
N’éveillent plus le moindre sursaut de tendresse.
Tout l’univers m’apparaît dur, opaque et sans issue.
Aucune lueur, même tremblotante, ne vient transpercer les ténèbres de mes jours.
Sortant de mon gîte pour quelque besogne,
j’avance dans la rue, les yeux hagards, rasant les murs
et fuyant les regards des autres que j’imagine rivés sur moi.
Lorsqu’enfin à l’approche du soir la bête finit par lâcher prise,
j’attends de la nuit l’apaisement d’une mort passagère.
En vain.
Tiré d’un court sommeil par une cohorte de songes et de visions,
je replonge à nouveau, la tête et le corps engourdis, au cœur d’une nuit sans fin.
Seul et les yeux grands ouverts au fond de mon sépulcre,
je me retrouve face au même vertige
qui me fait frissonner dans la sueur des draps emmêlés.
Le tic-tac obsédant du réveil, illuminé du clignotement de la radio,
se mêle au paisible souffle de celle qui partage mon lit.
Puis, les bruits du dehors m’annoncent le lever du jour,
accompagné du murmure insupportable des oiseaux du jardin.
Le corps crispé et recroquevillé, secoué de tremblements,
je me sens attaché au matelas par une lourde chaîne de plomb,
la tête recouverte d’un pesant casque sans visière.

M’extirpant du lit, je me traîne vers la cuisine dont la lumière m’aveugle.
J’éteins aussitôt la radio et son lot de nouvelles qui ne me concernent plus.
Les titres du journal du matin
dansent sous mes yeux sans capter mon attention.
Mordillant distraitement les délicieuses tartines grillées d’autrefois,
je laisse le café refroidir dans mon bol.
De la chambre me parviennent les sanglots sourds de celle qui lutte à ma place
pour m’arracher à l’abîme dans lequel je vais encore m’enfoncer.
Combat solitaire et désespéré …
La douche matinale ne servira qu’à abriter un long déluge de pleurs,
assourdies par le bruit de l’eau qui ruisselle sur mon corps.
Bien vite reprendra ma déambulation maniaque, au travers du bureau,
chargé de livres et tapissé de photos qui ne me parlent plus.

Puis vient un matin où le réveil se fait moins lourd,
au seuil d’une journée éclairée d’un maigre soleil qui perce la brume.
Tout au long des jours qui s’enchaînent,
la bête continue de résister mais perd peu à peu de sa vigueur.
L’horizon s’éclaircit lentement de fugitives lueurs
qui me réchauffent le corps et l’esprit.
Mon regard s’attarde sur un décor familier qui reprend doucement corps,
me redonnant le goût des choses et des êtres qui m’entourent.
Est-ce la fin ultime de la crise ou une simple pause éphémère,
dans le long cortège des souffrances qui m’ont assailli durant des semaines ?

Assurément, le paysage se dégage de plus en plus durablement ;
la glace du vestibule m’adresse désormais l’esquisse d’un mince sourire
qui semble déjà satisfaire celle qui commence de renaître avec moi.

Le journal redevient plus lisible et la radio plus fraternelle,
Tandis que j’accueille avec plaisir la vibration de musiques anciennes :
un choral de Bach me procure à nouveau des émotions que je croyais à jamais perdues.
Sur le piano, muet depuis longtemps, mes doigts égrènent des notes chargées d’espérance.
Il me reste à tracer sur les pages des jours futurs
quelques rendez-vous avec la nouvelle vie qui me tend les bras.
Mon stylo, asséché depuis des mois, se remet à courir sur les feuilles blanches
où les phrases s’enlacent sans efforts ni ratures.
Reconnecté au monde des vivants, je me laisse enduire par le baume d’une paix intérieure.

Dans la rue, les passants n’ont plus la tête revêche d’êtres hostiles et accusateurs ;
je quête des sourires et des hochements de tête auxquels je réponds avec chaleur,
tandis que je poursuis mon chemin.
Mes nuits sont maintenant vidées de leurs cauchemars
et se remplissent du sommeil serein d’un enfant paisible et choyé.
Je salue enfin comme un présage sans appel le plaisir
que je prends à tirer quelques bouffées de ma pipe encrassée et refroidie depuis des lustres.
Je ne manquerai pas par la suite de succomber régulièrement à cette volupté interdite,
y trouvant la justification (hypocrite ?) de mon amélioration mentale.

Reviendra-t-elle un jour la tigresse aux yeux de feu et aux pattes griffues ?
Comme pour exorciser son retour funeste,
je caresse compulsivement, au fond de ma poche, un petit galet cueilli sur la plage,
tel un talisman destiné à conjurer le mauvais sort.
Cela suffira-t-il à l’étrangler à jamais ?
Je sais hélas qu’il n’en sera rien
Et qu’il me faudra encore l’affronter un jour en un combat douteux.
Mais qu’importe,
Puisque maintenant, IL NE NEIGE PLUS DANS MA NUIT …


Bonchamp-lès-Laval, 22 Mars 2015
(jour de la Ste Clémence)

Michel FERRON

(*) Emprunté au titre du recueil du poète turc Nazim HIKMET (1902 –1964) Ed. Poésie / Gallimard